Livre et société

Le principal objectif de la collection « Livre et société » est de permettre aux universitaires de rendre accessibles leurs recherches qui veulent interroger dans le plus large arc heuristique le rapport entre le livre et la société. Même si le livre ne se rattache pas à une discipline de l’Université, il magnétise nombre d’entre elles autour de son pouvoir d’irradiation. Toutes les interrogations qui portent sur le livre, qui partent du livre, ou encore qui envisagent le livre comme objet, lieu, savoir, etc. sont appelées à se manifester et trouveront leur place au sein de cette collection qui se veut par conséquent autant pluridisciplinaire que transdisciplinaire.

L’apparition et la diffusion massive du livre ont été déterminantes dans le développement général des sociétés, celles du moins pour qui l’écrit a valeur de vérité et qui trouvaient là leur support privilégié. Dans les sociétés urbaines, à la Renaissance, le surgissement du livre est concomitant de la redécouverte de la perspective lointainement issue de l’Antiquité qui définit dans la peinture le point de vue du spectateur comme le livre définit celui du lecteur. De fait, le livre et la perspective ont participé de manière parallèle à l’émergence d’un sujet autonome, au surgissement de l’individualisme renforcé dans le cas du livre par sa « portativité » et enfin selon McLuhan à la consolidation du nationalisme due à l’institutionnalisation d’une langue sur un support nouveau qui lui permettra d’être diffusée sur l’ensemble de son territoire d’origine. À travers le livre et la perspective, on assiste ainsi à une puissante progression du visuel au cœur de la société occidentale, à son déploiement et à son intégration dans une société encore artisanale ; une culture du visuel qui se substitue dès lors à la culture principalement acoustique-tactile qui avait prévalu au Moyen Âge. L’étude de l’histoire récente ou plus ancienne et l’analyse des événements liés à la vie politique et plus largement à la vie sociale soulignent le rôle souvent fondamental du livre, voire d’un livre, sur l’orientation que se donne toute une société, à l’instar de la Bible, de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, voire du Petit livre rouge de Mao… Depuis la Renaissance et jusqu’à présent, les sociétés ont trouvé avec le livre un moyen efficace de transmission (temporalité) et de communication (spatialité). Depuis qu’il est devenu codex, le livre a donc eu un commerce essentiel (sociopolitique, économique, idéologique…) avec l’ensemble de la société dans laquelle il s’inscrivait comme un vecteur de connaissance, un facteur de progrès social, un lieu d’échanges. Ce mouvement qui associe le livre et la société – tout comme un type de société a inventé le livre, le livre lui-même a participé à la fabrication d’une société – inscrit par conséquent le livre comme médium entre les individus. Mieux, le livre participe de ce bien commun à toute la société ; le livre est ce qui fait perdurer les institutions, maintenir les organisations et conforter les structures. Le livre n’a jamais été un objet neutre ; et il n’est pas non plus qu’une passion de la tête mais souvent la tête de la passion. Éloigné du simple instrument qu’il serait censé être, le livre se teinte par contre et très vite de la couleur de ceux qui le propulsent au devant de la scène de l’Histoire, se matérialisant alors sous la forme même d’une idéologie. Les constantes censures et bien sûr les autodafés dont il a été l’objet à des périodes dramatiques de l’Histoire ont eu comme résultats immédiats la liquidation des auteurs « suspects » et ce par la négation de leurs livres. L’humanisation des sociétés a été rendue possible par le livre, tout comme la socialisation des sociétés sinon leur sociabilité est le fait même du livre par le truchement de sa diffusion universelle. La question – « Qu’est-ce qu’un livre ? » -, posée par Emmanuel Kant il y a plus de deux siècles, a-t-elle gardé toute sa pertinence interrogative et sa puissance épistémologique au temps nouveau que certains définissent comme celui d’une révolution non seulement des supports de lecture mais également, et plus profondément, de la lecture ou plutôt d’un mode de lecture et même d’un mode d’appropriation de la connaissance que le livre sous sa forme aboutie de codex avait engagé et qui serait désormais remplacé par le numérique ? Qu’en est-il de la structure du livre sinon de son essence ? Si le livre a toujours été situé au croisement du matériel et du spirituel, il n’est pas qu’un objet, un outil ou un « ustensile », il est aussi une véritable « modalité de notre être » ou une « référence « ontologique » de l’humain » pour reprendre ici Levinas. La totalité de la société pouvait se fixer, se concentrer dans le livre, lui-même étant une forme de concentration du temps et de l’espace, comme il pouvait se dilater jusqu’à épouser les formes de la société (la Bible). Le livre a-t-il jamais été qu’une image de la société ou plutôt, et dit de façon plus dynamique, un projet de société ? Reste que l’essence du livre ressortit à la pensée d’un auteur ; la « spiritualité » de l’œuvre, à savoir le fait de déposer un texte écrit, ressortit en effet à l’esprit de celui qui l’a pensé. Le livre est un « objet investi d’esprit » pour emprunter à Husserl. Malgré cette histoire, depuis l’apparition et le développement récent de la technologie du numérique, on assiste à un vacillement du statut de l’objet « livre ». N’est-il pas maintenant devenu habituel de distinguer le « livre papier » du « livre électronique » pour mieux appréhender l’un et l’autre et pour mieux comprendre les enjeux réels qu’ils représentent. Nous devons nous interroger sur la portée sociopolitique de cette innovation qui élimine un des acteurs de la chaîne du livre, l’imprimeur, non seulement eu égard au caractère « professionnel » du rapport au livre en tant qu’auteur, lecteur, éditeur, libraire, bibliothécaire…, mais aussi eu égard au rapport d’intimité, à savoir ce lien consubstantiel entre soi et cet objet séculaire sur lequel l’Université a été fondée et s’est en grande partie développée depuis le Moyen Âge. Aujourd’hui, le processus de dématérialisation des supports et qui avait déjà atteint la musique, la photo, le cinéma, a percuté et « contaminé » le livre tant dans ses processus de fabrication que comme objet et désormais en tant que contenu : le texte et l’image ne sont-ils pas reconstruits en fonction et à partir des nouvelles technologies et surtout en tant que nouvelles technologies. D’où cette question : la technologie nouvelle du livre électronique n’agit-elle pas déjà en tant que technologie modifiant en profondeur le rapport au livre ? La distance physico-charnelle entre le livre et le lecteur se maintient-elle sous le régime d’un même type d’espace-temps ? Le livre électronique se constitue-t-il lui-même sur un nouvel espace ? La question se pose in fine de savoir si le livre est une structure, à l’instar de la roue, soit un invariant anthropologique, une entité non-corruptible et qui le tiendrait éloigné de toute tentative de transformation ? La question se pose de savoir si on lit un livre papier comme un livre électronique ?


Comité scientifique

Directeur : Alain Milon (Université Paris Nanterre)

Olivier Bessard-Banquy (maître de conférences, Bordeaux III)
Olivier Deloignon (responsable de l’option design à l’École supérieure d’art Le Quai de Mulhouse, chargé de cours à l’École Supérieure des Arts Décoratifs de Strasbourg)
Michel Melot (ancien conservateur puis directeur du département des estampes et de la photographie à la Bibliothèque nationale)
Brigitte Ouvry-Vial (professeur, Université du Maine)
Martine Poulain (directrice de la Bibliothèque de l’INHA)


A lire également